Comment vit-on avec un trouble du comportement qui touche l'interaction sociale, la communication et la perception cognitive? Comment arrive-t-on à composer avec cette incapacité de décoder les messages non verbaux de ceux qui nous entourent et surtout comment apprend-on à leur adresser des messages clairs? Georges nous fait pénétrer dans son univers d'Aspie, c'est-à-dire de personne atteinte de ce qu'on appelait auparavant le « syndrome » d’Asperger, qui fait partie du spectre de l'autisme.
– TABLE DES MATIÈRES –
Présentation
Bonjour, je me présente, je suis un adulte diagnostiqué en 1995 du syndrome d’Asperger, par le Dʳ Laurent Mottron, une sommité dans la recherche sur les troubles envahissants du développement. Le syndrome d’Asperger a été récemment retiré du DSM-5* (la bible des psychologues pour le diagnostic de troubles psychiques de tout genre), pour devenir simplement un trouble du spectre de l’autisme. Cela a créé de la confusion, et le terme « trouble » en trouble plus d’un!
J’ai un frère qui est atteint de l’autisme « classique » avec retard cognitif. La terminologie change avec le temps, et certains termes médicaux du passé peuvent être considérés comme des insultes aujourd’hui. Il n'en demeure pas moins que la confusion la plus totale règne lorsque vient le temps de nommer des affections neurologiques.
Je fais toutefois partie d’une minorité de personnes autistes qui ont réussi à garder un emploi à temps plein, et qui peuvent donc jouir d’une meilleure qualité de vie. La plupart des personnes atteintes de ce syndrome sont incomprises et souvent rejetées par la société, ce qui les force à vivre en marge. Elles sont susceptibles par le fait même de souffrir d’autres affections, comme la dépression.
Qu’est-ce qui m’a aidé à m’en sortir? Un jeu de circonstances favorables? Le destin? Un bon entourage?
Pavillon de la paix, au Musée des beaux arts de Montréal - Photographie de Georges Huard, prise le 2017-12-17
C’est un mélange de tout cela. Je me souviens que ma mère, qui élevait seule ses quatre enfants, m'a dit un jour, découragée : « Ce que je ne peux pas t’enseigner, la vie te l’enseignera ». Pour une mère, avoir deux enfants sur le spectre est non seulement difficile, mais extrêmement exigeant. Sans compter qu’elle cumulait les emplois pour pallier le revenu manquant d’un père absent.
De mon côté, la résistance aux changements fut autant un avantage qu’un inconvénient. Nul dans les sports d’équipe, en raison d'un manque d’habiletés motrices courant chez les personnes appartenant au spectre de l’autisme, incapable de m’adapter à de nouvelles situations, il s’est trouvé des moments où une personne « normale » aurait été bouleversée. Plus tard, la vie s’est chargée de me rendre plus fort et de m’apprendre à accepter mes paradoxes et mes idiosyncrasies.
Au fil des mois, je vous parlerai de mon parcours de vie et vous présenterai certains aspects de mon vécu, de mes aventures dans le monde de la contre-culture et d’autres milieux marginaux dans lesquels j’ai pu me sentir accepté et valorisé. Bref, il s’agit de mon parcours dans la diversité humaine, dans toutes ses couleurs. Un milieu où mon syndrome n’avait pas de nom, car j’étais plutôt vu comme « bizarre », « original », « égocentrique », « narcissique », tous les mots de la psychopop de l’époque m’étaient appliqués par ces psychologues de salon, qui, à l’aide des livres à la mode du temps, pouvait diagnostiquer n’importe quoi.
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L'enfance
Mon plus vieux souvenir... je dois avoir deux ou trois ans... est d’être au bord de la mer et de contempler avec bonheur les reflets du soleil sur les vagues. C’est le début d’une vie inspirée par la curiosité et le désir de mieux comprendre le monde par ce que je perçois.
Auparavant, selon ma mère, je vis dans la peur constante des bruits de la ville qui me terrifient. Ces bruits soudains de motos, d’avions, de chantiers, les sonneries de téléphone, de porte... font intrusion dans mon monde intérieur et m’agressent au plus haut point.
Photographies d'insectes de Georges Huard
Les institutrices de l’école trouvent merveilleux que je lise et que je m’intéresse à tant de sujets, mais elles ne voient pas qu’en même temps, cela me permet de m’isoler, m’évite d’interagir avec les autres. Ces autres qui me sont étrangers, qui passent beaucoup de temps à se chamailler ou jouer à des sports que je ne comprends pas, ces autres qui ont commencé à me harceler à l’école ou dans la cour de récréation.
Je suis nul en sport d’équipe. Non seulement je n’en vois pas l’aspect ludique, mais j’ai de pauvres habiletés motrices et de multitâches. Il va sans dire que je n’aime pas les cours d’éducation physique. Je dessine des insectes... et récolte des commentaires négatifs du genre « c’est pour les fifilles ».
Décidément, les règles sociales sont trop difficiles à comprendre, elles me semblent contradictoires. Lorsque je lis des livres d’histoire, je vois des hommes aux cheveux longs, mais à l’époque où la mode est aux cheveux courts, on entretient des préjugés envers les hommes aux cheveux longs. Lorsqu’en 1966, j’entends à la radio que les cheveux longs reviennent à la mode, je visualise des personnages historiques en costume d’époque comme si l’époque des mousquetaires revenait.
Photographie de Georges Huard, 20 novembre 2011
Les cours de sciences sont les cours dans lesquels j’obtiens les meilleures notes. Je m’y fais des amis qui ont aussi le goût des sciences et c’est le début de ma vie sociale. Cette vie sociale peut même se manifester dans la bibliothèque si on respecte la règle du chuchotement. La bibliothèque, cet endroit calme et prévisible, la bibliothèque... mon sanctuaire.
À l'adolescence
L’adolescence est déjà une période parfois difficile pour un « neurotypique »; imaginez pour une personne autiste. Mes camarades de classe commencent à vouloir impressionner leurs collègues du sexe opposé, en faisant des conneries. On dirait que le tabagisme, le vol dans les magasins, les bravades dangereuses, ou bien l’école buissonnière sont des façons d’affirmer sa virilité.
Puisque les habiletés sociales ne sont pas mon fort, je suis harcelé et je me fais exclure des autres. Je me console en me disant qu’avoir de bonnes habiletés sociales peut causer du tort, car cela implique souvent de vouloir faire comme tout le monde, et finalement, faire comme tout le monde n’est pas nécessairement faire le bien.
Une de mes planches de salut, ce sont les activités parascolaires. C’est là où je peux rencontrer ceux qui partagent mes passions et échanger avec eux. C’est vers ce temps que je commence à comprendre que la société comporte des « sous-cultures », telles que celles des jocks, des geeks, des voyous, des écolos, etc.
Socialement, durant une excursion, il y a un apprentissage, et un réapprentissage aussi. Ce qui est « cool » à la poly est mal vu avec les jeunes qui participent aux sorties. Par exemple, à la cafétéria de la poly, il est cool de lancer son sac à lunch en l’air après avoir fini de dîner. J’ai fait ce geste en excursion, et ce fut très mal perçu. On me dit « On est écologique, et ça ne se fait pas ».
Image tirée de infohistory.com
J’apprends cela tout en participant aux sorties de la Société de biologie de Montréal, qui organise des excursions mensuelles. Chaque mois, nous nous rencontrons à une station de métro pour aller, par covoiturage, dans des parcs, pour observer les oiseaux et faire de l’herborisation. L’Université de Montréal nous prête des
laboratoires pour permettre l’examination des plantes à la loupe binoculaire. Avec ma curiosité d’aspie, j’aime errer dans les vastes corridors du bâtiment principal, en attendant l’ouverture du laboratoire lorsque je suis arrivé en avance, et découvrir les ascenseurs à grille d’une autre époque, qu’il faut refermer soi-même, et qui laissent voir la montée à travers la grille.
Photographies de Georges Huard
Ça m’aide beaucoup d’avoir une activité programmée, telles les sorties régulières de la Société de Biologie, ou des activités parascolaires. C’est une façon d’éviter les voyous, qui eux semblent se contenter d’un monde totalement imprévisible.
Pour les autres ados, je suis considéré un nerd. Je vois bien les traits que j’ai en commun avec mon frère autiste, tels sa démarche, ses rituels répétitifs, son attachement à des objets comme des petits pots vides, qu’il ouvre et referme sans arrêt... pour moi, c’est ma première calculette scientifique, munie d’un chrono, sur laquelle je fixe les temps qui défilent sur l’afficheur.
Fixer l’afficheur est une façon de me détendre, comme pour un neurotypique qui compte sur sa cigarette pour se « détendre » à une époque où fumer est socialement encouragé. Les rituels répétitifs sont les petites manies qui peuvent irriter les neurotypiques, mais n'ont-ils pas leurs propres irritants?
Dans ma prochaine chronique, je me pencherai sur le temps du CÉGEP et le monde du travail.
Le cégep, un autre monde
Ma rentrée au cégep marque un grand changement dans ma vie. Fini les brimades du secondaire, et bienvenue à un environnement moins axé sur le conformisme et l’importance de suivre les modes à tout prix. Un gros soulagement, car plus personne ne me harcèle sur la longueur de mes cheveux, ma démarche, etc. Il y a plus de respect de certaines différences.
C’est le début d’une nouvelle vie, et c’est aussi mon premier voyage aux États-Unis : une visite à New York organisée par l’association étudiante. Nous sommes en 1977. On nous a remis une feuille avec les consignes de sécurité de l’époque : « Ne pas fixer les gens qui vous semblent étranges. », « Ne pas sortir après 8 heures du soir. », « Éviter de prendre le métro. ». Cette grande métropole fait de Montréal un village, en comparaison. Tous mes sens sont agressés... par les vendeurs d’équipement électronique qui cherchent à me vendre toutes sortes de gadgets; par les gens hyper pressés qui me bousculent, par le trafic et l’incessant bruit de klaxons... Cette visite de New York, pour les autres étudiants, est une occasion de faire la fête et de visiter les boîtes de nuit, mais moi, je me réfugie dans les musées. Je passe bon nombre d’heures dans le Muséum américain d'histoire naturelle à admirer les dioramas de la préhistoire, les insectes montés, les dinosaures, et les pierres de la lune, rapportées par les astronautes de diverses missions Apollo.
Au cours de mes études, j’apprends la coopération. Mes aptitudes en programmation, un domaine tout nouveau, alliées avec les talents de documentation de mes collègues étudiants, résulte en un vrai travail d’équipe dans les cours d’informatique. Mon talent compense mon manque d’habiletés sociales. Le département d’informatique étant petit, les rapports avec les autres y sont plus étroits et on y développe une certaine entre-aide.
En juin 1981, je termine le cégep avec un D.E.C. en informatique et j’obtiens mon premier boulot dans une petite boîte spécialisée dans le développement de logiciels comptables, de paie et d’inventaire pour les entreprises. C’est le début de mon indépendance, et c’est l’apprentissage de la « vraie vie ». C’est aussi un désapprentissage de bien des choses que ma mère m’a apprises, une sorte de mise à jour.
Ma mère m’avait mis en garde de ne pas paraître trop excentrique, sinon les gens allaient me prendre pour fou, et me faire enfermer. Durant longtemps, ma conception de la folie (ou de la maladie mentale) demeure fondée sur l’idée reçue disant que si on dévie de la norme, on passe pour « fou ». En 1981, j’emménage dans mon premier appartement, je me sens plus libre, mais c’est tout un apprentissage. Un jour, je croise un itinérant, drogué, et je lui adresse la parole. Ses propos incohérents me troublent. Je cherche à le réconforter, mais il se fâche pour un rien. Il devient menaçant, et c’est à ce moment que je comprends la distinction entre avoir une maladie mentale, et sortir de la norme. Étant curieux et ouvert, je passais outre aux conseils de ma mère d’être toujours méfiant et de ne pas parler aux étrangers. J’ai vite appris ma leçon, et dès que quelqu’un se montrait colérique, sur un désaccord mineur, je le laissais tomber. Les gens coléreux me font peur même aujourd’hui. Les propos haineux, homophobes, racistes, me répugnent.
Cohabitation
Certains me voient comme un peu naïf et fleur bleue. Après avoir vécu seul pendant un an, je décide d’essayer la cohabitation, qui me semble avantageuse pour réduire les coûts du loyer. Mon premier colocataire est un joyeux luron qui s’intéresse aux choses ésotériques, comme les écrits de Carlos Castaneda, un chamane en vogue en ce début de l’ère Nouvel Âge qui supplantait les mouvements hippies des années 60-70. La musique électronique devient en vogue et un jour je trouve un disque dont le texte sur la pochette est « Ce disque doit être écouté NU ».
Avec mon colocataire, nous partageons de bons repas et avons de bonnes discussions philosophiques. Tant qu’on en reste là, tout marche bien... Jusqu’au jour où il me demande d’embarquer dans sa dernière lubie de ventes pyramidales et d’aller faire du porte à porte pour vendre une tisane de l’immortalité pour la prospérité. Le conflit entre moi et mon coloc vient du fait que je vis l’ésotérisme comme on parle d’un roman ou d’un film. J’ai mon emploi d’informaticien pour subvenir aux besoins matériels et il juge que je ne suis pas assez impliqué dans sa cause. Il me dit « involutif » plutôt qu’« évolutif ». La phase de parler pour parler est finie, selon lui, et c’est le temps d’agir.
C’est éventuellement la fin d’une amitié, et un autre ami excentrique m’invite à cohabiter. C’est un homme aux cheveux longs, passionné de gadgets et de vélo. Ses dadas sont les tandems et l’écologie. Il fait partie des premiers à vouloir recycler, mais les programmes de recyclage n’étant pas encore en place en 1984, il accumule des journaux et des boîtes d’œufs dans un salon double, du plancher au plafond. Par conséquent, il fut verbalisé par un représentant de la ville à ce sujet.
La relation entre colocs est bonne, et nous avons mis en place un système pour rendre les corvées de maison équitables, comme laver la salle de bain, la vaisselle et sortir les ordures. Un premier système utile pour une personne autiste, pour être sûr de ne pas oublier ses tâches. Il y a des points à droite et à gauche d’un cercle libellé pour chacune des tâches à faire. Si je fais la vaisselle, je déplace une épingle d’un point à droite. Si mon coloc oublie son tour de faire la vaisselle, j’avance d’un point à droite. Si mon coloc lave la vaisselle, l’épingle est déplacée vers la gauche. Si l’épingle est au milieu, alors nous sommes quittes, sinon, il faut accomplir la tâche indiquée jusqu’à l’équité.
Dans cet exemple, j’ai fait la vaisselle, alors c’est au tour de mon coloc de la faire, et il a sorti les vidanges, alors c’est à mon tour de les sortir.
Ce deuxième coloc était structuré dans sa vie domestique, et cela ne plaisait pas à tout le monde qui le fréquentait, ces derniers jugeant que cela enlevait de la spontanéité dans la vie. Sur le Plateau-Mont-Royal des années 80, l’excentricité était davantage la norme.
Les années 80 furent mes années folles au cours desquelles j’ai assisté à des festivals plutôt marginaux, comme les « Rainbow », et où le code vestimentaire rendait les vêtements optionnels. Ce fut aussi la chance de rencontrer mes premiers amours, car je ne me sentais pas jugé par les gens de la contreculture des années
70-80. Je trouvais ce monde très coloré, très ouvert d’esprit. Certains de mes goûts pouvaient choquer la gent de la contreculture, dont ma passion pour les ordinateurs, et surtout les montres. J’ai eu mon premier agenda électronique, et mon premier ordinateur de poche. J’avais fait un programme qui comptait les heures et les minutes durant le dans un week-end, car tout ce se qui touchait les dates et les heures me passionnait. Ma montre devait avoir un chrono et une minuterie. J’avais un rituel où ou je démarrais un compte à rebours de 6 heures, de 10 heures, etc. sur ma montre, et je me disais que dans ce laps de temps tout allait bien se passer. C’était une façon de vivre le moment dans le temps présent. Cependant, certains gens n’appréciaient guère une sonnerie de montre en temps inopportun. C’était une plaie dans les cinémas, longtemps avant les sonneries de cellulaires.
Au cours de mes études, j’apprends la coopération. Mes aptitudes en programmation, un domaine tout nouveau, alliées avec les talents de documentation de mes collègues étudiants, résulte en un vrai travail d’équipe dans les cours d’informatique. Mon talent compense mon manque d’habiletés sociales. Le département d’informatique étant petit, les rapports avec les autres y sont plus étroits et on y développe une certaine entre-aide.
Diagnostic
Certains aspects de ma condition, comme l’incapacité de décoder les émotions ou les contextes, peuvent faire croire à un manque d’empathie ou même à un manque d’intérêt. Dans le monde du travail, ce qui compte ce n’est pas uniquement de faire son travail, il faut avoir des habiletés sociales et si l’on n’arrive pas à décoder l’humeur de ses supérieurs, et de ses collègues, ou à comprendre tacitement qu’il faut faire des heures supplémentaires pour terminer un travail, ça finit par être mal vu. On m’a gentiment remercié de mon poste d’informaticien en me disant qu’il manquait de fonds pour me payer.
Je me retrouve donc, au début des années 90, à travailler comme messager à vélo, un emploi où mon contact le plus difficile se limitait aux intempéries. C’est un boulot où j’ai fini par connaître tous les genres d’ascenseurs de tous les gratte-ciels de Montréal. Je n’ai pas lâché l’informatique pour autant, en adoptant un petit ordinateur de poche PSION LZ64, avec un incroyable 64 KO de stockage pour programmes et agendas. Il ressemble à un scanneur pour faire l’inventaire, avec son clavier « ABC », plutôt que « QUERTY », et son pavé numérique jumelé au pavé alpha. Un de mes programmes fait le compte à rebours des secondes qu’il reste chaque week‑end.
Ce rituel attire l’attention d’un collègue messager, qui me dit que je dois être autiste. Un simple quidam qui me pose un diagnostic. Si ce n’était pas de mon frère Antoine, j’aurais peut-être dit : « Il se prend pour qui de me dire ça! ». Mais il précise mes rituels et mes champs d’intérêt, comme s’il avait lu sur le sujet. Me remémorant mes difficultés antérieures, je commence à lire sur le sujet de l’autisme dans les bibliothèques universitaires. Le livre le plus convaincant, et que j’aie lu d’un bout à l’autre, c’est L’énigme de l’autisme de l’auteure Uta Frith. Des habitudes qui dérangent les autres et qui m’ont souvent valu un sermon de la part de ma mère, y sont énumérées : poser des questions sur des sujets pointus durant mon enfance, ne pas m’intéresser aux autres, passer mon temps à lire sur les transports, l’architecture moderne et autres sujets spécialisés.
En 1994, par un heureux hasard, lors d’une rencontre de parents chez Autisme Montréal, je rencontre un professeur de l’UQAM qui a un fils autiste. Il me prend sous son aile pour m’aider à acquérir des habiletés sociales, tout en m’impliquant aussi dans une cause qui me tient à cœur, celle de sortir les autistes du réseau psychiatrique, afin de leur donner une vie plus épanouissante au lieu de les bourrer de pilules.
En compagnie du professeur Peter Zwack, je suis invité dans des CLSC, des cégeps et des écoles pour sensibiliser les gens sur ce que c’est d’être autiste. Je me découvre un talent inconnu, celui d’orateur. Ma première conférence a lieu au Camp Emergo en 1995, devant des moniteurs et monitrices. J’y parle de mon vécu et des stratégies que j’ai développées pour naviguer dans un monde neurotypique. Cela augmente ma confiance en moi et m’aide à me faire un nouveau cercle d’amis parmi les gens qui partagent mes difficultés, et ceux dont les enfants sont dans des situations d’internement psychiatrique.
Conférence dans une colonie de vacances, à Lanaudière.
Ce n’est qu’à la fin des années 90, que mon frère Antoine est placé en centre de réadaptation, après avoir passé 15 ans dans un institut psychiatrique. Il lui faut un plan d’intervention avec un programme structuré pour qu’il puisse avoir un minimum d’habiletés pour être capable de vivre dans un appartement supervisé. Sa qualité de vie a changé, même s’il aura besoin de soins tout au long de sa vie.
En 1997, je lâche la messagerie à vélo pour de bon, pour retourner dans l’informatique, en tant que technicien au Département des sciences de la Terre et de l’atmosphère. J’y fais du soutien informatique et de menues réparations d’ordinateur pour des étudiants, professeurs et employés de soutien. Les années 90 ont été un grand tournant dans ma vie.
Retour vers une certaine stabilité
Depuis le 25 juin 1997, j’occupe un emploi stable au Département des sciences de la Terre et de l’Atmosphère de l’Université du Québec à Montréal. J’y apprends à démonter un PC, à le réassembler, à en changer les pièces et à installer des logiciels, processus très long à l’époque. En effet, la faible capacité de stockage du disque souple fait en sorte que l’installation de Windows 98 peut nécessiter 28 disquettes, sans compter la lenteur du débit de transfert. Avec le temps, j’acquiers les rudiments des systèmes Unix, Linux, Apple et autres. Imaginez ceci, en 1998, un ordinateur de 5 000 $ doté d’un disque dur d’un Go était considéré comme étant très performant.
Les conférences que j’ai commencé à donner dans les années 90 prennent de plus en plus une envergure un peu plus internationale. Je reçois des invitations pour participer à des congrès dont celui du Geneva Center for Autism, à Toronto, et le congrès d’Autisme France. Je prononce des discours sur mon vécu à plusieurs occasions et il n’est pas rare que je prenne l’avion trois fois durant l’année. Je suis souvent sollicité par des parents pour aider leurs enfants autistes qui vivent des périodes difficiles. Je donne aussi de mon temps pour remonter le moral de certaines personnes, car vivre avec l’autisme n’est pas facile et les dépressions ne sont pas rares.
La plupart du temps, l’aide se fait au téléphone, parfois en personne et plus tard, la tendance allant vers l’auto‑assistance, les personnes autistes commencent à former des groupes et à socialiser. Elles ont réalisé que la solitude, la plus grande cause des déprimes, vient de la difficulté à se faire des amis.
Mon vieil ami Ben Kramer, aussi autiste et que j’ai rencontré en 1982, a un physique d’athlète et une passion pour la natation. Il a besoin d’un ami avec qui faire des activités et aimerait bien aussi avoir une amie de cœur, plutôt difficile lorsqu’on ne peut décoder les émotions (assez important pour une relation amoureuse). Il a un grand rêve, celui d’aider les autres autistes en participant à une collecte de fonds organisée par un organisme dédié à la cause. L’activité servant à la collecte de fonds consiste à nager autour de l’île de Manhattan. Entre 2000 et 2004, j’ai assisté Ben dans cette épreuve de 45 kilomètres, qui a duré environ 10 heures.
Ben Kramer nage autour de Manhattan, 2002
Dans les années 2000, je me découvre une autre passion, la photographie. La photo numérique prend de l’ampleur et me permet de documenter la vie de tous les jours. Le visuel est mon point fort, le concret et le palpable. C’est pourquoi la photo est un passe-temps passionnant. Mes thèmes de choix sont variés et portent sur les scènes de rue, la nature et l’insolite.
Les défis de vivre avec le syndrome d’Asperger
Les défis sont nombreux, mais il y a certains « avantages », si l’on peut les nommer ainsi, à être un Aspie. Un de ces « avantages », qui peut contribuer à réduire l’anxiété, est de ne pas reconnaître si un individu est en colère contre moi, seulement par son expression du visage. En ville, certains individus peuvent être en colère pour un rien, une micro situation comme froisser quelqu’un parce que l’on passe devant lui et que c’est perçu comme une bousculade.
Les neurotypiques remarquent des interactions qui ont lieu sans aucun échange de mots. Les regards échangés semblent transmettre des messages assez éloquents... qui me passent cent pieds par-dessus la tête. Ainsi, lorsque je suis seul dans les transports en commun, je ne remarque rien, tout le monde me semble neutre et le voyage se passe dans la sainte paix. Il arrive parfois que certains sans‑abri mendient avec leurs yeux et que je ne remarque pas ce genre de comportement. En étant incapable de voir et d’évaluer les émotions et communications non verbales subtiles, mon monde semble beaucoup plus paisible que pour la majorité des gens.
Au travail, l’empathie est importante, car cela peut miner les relations interpersonnelles. C’est durant les pauses et l’heure du dîner que l’on risque plus de perdre un boulot, par une phrase déplacée, une blague inappropriée ou tout simplement une mauvaise réaction à ce que raconte un collègue. Le pire, c’est que la réaction n’est pas immédiate ou évidente, cela pourrait se traduire par des changements subtils comme un collègue qui ne veut plus me parler, qui me fait la baboune, etc. entraînant même des pertes de privilèges. On sent que l’on doit constamment marcher sur des œufs pour ne pas froisser ses collègues, alors que l’on a d’autres choses à faire.
Il faut un environnement où l’on se sent bien compris pour bien fonctionner, c’est-à-dire un minimum d’accommodements comme une planification de la journée claire et concise, pas de demandes contradictoires de la part des supérieurs et prévenir lorsqu’il faut changer des façons de faire ou des politiques au travail.
Pour ce qui est des loisirs, je pratique des activités de plein air où la curiosité et l’émerveillement occupent une grande place. C’est un paradoxe de vouloir changer d’air alors que je suis perçu comme quelqu’un qui n’aime pas les changements.
Le paradoxe est d’aimer changer certaines sphères de la vie comme changer de parc à explorer pour photographier la faune, mais ne pas changer de style de coiffure, juste pour changer.
L’adaptation aux changements est difficile et devient un défi quotidien, mais au fil du temps cela semble plus perçu comme étant des traits naturels du vieillissement, surtout quand on a une attitude qui commence par « Dans mon temps… »
La vérité est dynamique
L’année 2019 sera le 50 ͤ anniversaire d’un événement marquant dans l’histoire de l’humanité. C’est un bon souvenir de mon enfance que de voir des gens s’agglutiner autour des vitrines pour regarder le premier homme marcher sur la lune, lors de la mission Apollo 11. Cela nous donnait confiance en la science, qui semblait alors triompher sur la superstition, même si alors, en 1969, beaucoup de gens croyaient aux horoscopes dans les journaux, le Pavillon Monde Insolite exhibait de présumés cas d’observations d’OVNIS et de yétis sur le site de l’Expo 67, devenu « Terre des Hommes ». Il y avait les journaux jaunes tels que Allo Police et le National Enquirer.
Que l’on soit autiste ou neurotypique, on est exposé à beaucoup d’informations contradictoires, surtout au moment des élections. Hors des élections, tout le monde se fait prendre dans des pièges, qui changent au fil du temps. Les idées se succèdent et se contredisent. Le choc des idées est sain lorsqu’il y a un débat et un échange autour du pour et du contre. Mais on dirait que l’on joue à « Jean dit » fais ci fais ça dans notre monde actuel.
Durant les années 50, 60 et 70, il y avait une confiance en la science, en l’avenir et même en nos dirigeants. Les grands projets de sociétés amélioraient la qualité de vie. Imaginez le monde avant l’avènement de l’assurance maladie, par exemple.
Un des traits du syndrome d’Asperger est de s’accrocher à un concept et de ne pas vouloir changer. Par exemple, je crois toujours que les missions Apollo ont vraiment eu lieu et que l’homme a marché sur la lune. Ce fut pour moi un moment historique et un tour de force majeure, car il en fallait peu pour que les astronautes y laissent leur peau.
Je suivais « religieusement » les missions à la télé comme les amateurs de hockey suivent leurs séries. La marque des missions Apollo m’est restée.
Viennent ensuite les années 2000 et une vague de conspirations entre dans les yeux et les oreilles d’un public qui remet tout en question. Les radios-poubelles remplacent les journaux jaunes et l’Internet devient un véhicule pour un certain sensationnalisme.
Un jour à mon travail, en 2002, une personne me prête un DVD avec les preuves « concrètes » que les alunissages étaient de la foutaise. Je n’hésite pas à dire que c’était un rabat-joie, un jaloux du fait qu’il n’était pas né durant ces fameux moments de l’histoire de l’humanité. Ces moments qui ont détourné momentanément notre attention de nos problèmes personnels afin de nous permettre d’envisager avec confiance un avenir meilleur.
Ne pas croire que l’homme avait mis en scène toute son aventure vers la lune pouvait me faire passer pour une personne à l’esprit fermé et qui est incapable de changer ses idées pour être au goût du jour, mais je ne crois pas que la vérité change avec les modes et les courants.
Comment prévenir les moments de déprime
Que l’on soit neurotypique ou non, on ne peut échapper à la déprime saisonnière ou à la baisse d’énergie occasionnée par le manque de lumière, en raison de la diminution d’ensoleillement.
Le soleil est important pour se motiver et garder un bon moral, et ce n’est pas tout le monde qui a les moyens de se rendre vers les pays chauds. Rester encabané ne me fait pas de bien, il faut que je sorte et que j’aille me changer les idées. Alors, pourquoi ne pas sortir de la maison pour profiter du soleil par temps frais? Il faut être bien habillé, et le fait de bouger et de marcher aide à se rafraîchir les idées, et la déprime diminue.
Le meilleur exemple est lorsque je travaillais comme messager en vélo. J’ai attrapé moins de rhumes et de grippes, et je me sentais moins déprimé que lorsque je passais plus de temps à l’intérieur. Le fait de me rendre au travail en vélo me permettait aussi de ne pas côtoyer d’autres personnes dans les transports en commun, un risque de moins d’attraper des microbes. Cependant, ce travail payait peu et j’ai pu trouver un meilleur boulot comme technicien informatique en 1997. Pour prévenir les problèmes liés au manque de soleil, une solution s’impose : regarder moins la télé et bouger davantage le week-end pour passer du temps dans les parcs, beau temps mauvais temps.
Voir le changement des saisons dans la nature, c’est bon pour le moral, et la photo étant un de mes passe-temps, cela me permet de bouger et de prendre un bon bol d’air.
La pluie aussi a son charme, surtout pour la photographie. La voir sous un autre angle que son côté déprimant est bon pour le moral.
Avoir des activités régulières aide aussi à prévenir les moments de déprime, comme chaque jeudi prendre un café avec un vieil ami et se remémorer nos folies de jeunesse, et juste parler pour parler. Parfois aussi voyager autour du monde via une bibliothèque est aussi agréable, de lire sur les pays exotiques et de regarder des photos de pays lointains, de palmiers, de grenouilles et d’insectes, c’est merveilleux. Lire un vieux bouquin d’une autre époque est également un bon moyen pour passer à travers les journées grises.
Dans ces moments-là, il n’y a point d’excuses pour se laisser déprimer. Parfois d’en le cas d’une dépression grave, il faut consulter un médecin et suivre ses conseils, car cela pourrait être une affection clinique. Il faut prendre la dépression au sérieux lorsque les petits trucs pour se changer les idées ne fonctionnent pas.
Abstraction, contexte
et autres sujets cryptiques pour un Aspie
Une problématique des troubles envahissants du développement, c’est le raisonnement abstrait. Ce qui touche les intangibles. Un intangible, c’est le concept du contexte. Je m’explique. Comme j’adore photographier des grenouilles, en passant devant la bibliothèque du Cégep du Vieux Montréal, je suis attiré par un collage sur la vitrine montrant une grenouille découpée avec des mots de motivation. Bon, pour photographier des grenouilles tous les éléments mentionnés sont importants, tels la patience pour ne pas effrayer les grenouilles, les approcher lentement, l’effort pour endurer les intempéries, le courage de surmonter les maringouins, la solidarité avec les écologistes, en montrant la beauté de la nature. Aussi, la capacité de pouvoir cadrer, faire la mise au point, etc. Bon, ces deux images vont bien ensemble, mais l’image de gauche, même avec l’image de la grenouille, n’a rien à voir avec un cours de photo sur les grenouilles, mais simplement ce qu'il faut pour réussir ses cours au cégep.
Lorsqu’une passion l’emporte, un amateur de grenouille va « s’approprier » le contexte de ce qu’il voit, pensant à tort que c’est pour motiver son intérêt pour la photo. Il y a aussi une statue grecque, dans la même bibliothèque, et ce n’est pas non plus une invitation à étudier dans son plus simple appareil. Comment intégrer le contexte : je ne sais pas pourquoi on a choisi une grenouille pour illustrer ces termes de motivation, car je n’étais pas là lors de l’installation de ce montage. On peut spéculer n’importe quoi, mais ayant été moi-même étudiant, ces mots concordent avec ce qu’il faut pour réussir ses cours.
Le concept du contexte est pour rappeler que ce que l’on voit ne suit pas nécessairement le cheminement de nos pensées. On peut entendre une bribe de conversation et souvent on peut prendre ce qui se dit hors contexte, par exemple : « Je l’ai tué, mon ordinateur marche bien plus rapidement ». Non, on ne doit pas appeler la police, car on ne sait pas de quoi cette personne parle étant donné que l’on n’a pas entendu ce qu’elle a dit avant. De plus, tuer en informatique, surtout en Linux, c’est de stopper un processus, surtout qui tourne en boucle infinie. Il y a une commande « kill » (tuer), en Linux, pour arrêter certains processus qui boguent. Alors il ne faut pas paniquer.
Pour certains neurotypiques, dire des choses sans mise en contexte peut être une sorte de « péché ». C’est pourquoi il faut utiliser des phrases comme « Changement de sujet » et « À propos de tes… » pour aborder un autre sujet si l’on ne veut pas confondre l’interlocuteur. Et il faut bien écouter avant d’embarquer dans une conversation, pour bien saisir le contexte, surtout si le sujet met mal à l’aise.
Dans les conversations, on entend souvent des clichés, des phrases qui semblent dire une chose, mais par leur côté répétitif, peuvent ne vouloir rien dire. Certains incluent même des expressions familières, qui sont aussi des clichés, par exemple : « respire par le nez », « restons zen » et « cheveux longs, idées courtes ». À chaque époque ses clichés, comme les deux premiers exemples étaient fort présents durant la mode « new age » des années 80, et la dernière date des années 60. Avec le temps, ces expressions vont être oubliées et d’autres vont les remplacer, souvent anglaises comme « chill out » et « peace and love ».
Le concept même du cliché est abstrait, car il y a plein d’autres expressions et de façons de parler qui ne sont pas des clichés, mais qui ressemblent aux exemples mentionnés. En général, j’utilise peu les expressions familières, plutôt un vocabulaire plus « formel » dans mon choix de mots. « Respire par le nez » est remplacé par « soyons calme » (ou relaxe).
Un autre concept abstrait, c’est si un sujet est devenu obsolète, démodé ou « vieux ». Cela devient frustrant lorsqu’on ne sait pas si l’on est la dixième personne à aborder un sujet durant une conversation. Pour moi, tout me semble récent, sans concept de ce qui est vieux ou récent. Avec le temps, c’est savoir écouter avant d’embarquer dans une conversation et de donner son grain de sel, et cela évite bien des frustrations.