Le magasinage
Il y en a qui raffolent de faire du magasinage. Pour le reste du monde, cette activité demeure une tâche ardue, le comble de l’ennui, une épreuve cauchemardesque : un véritable enfer. Considérons, par exemple, l’achat de vêtements. Après avoir choisi un habit qui correspond à notre taille, on se rend dans la cabine d’essayage, on se déshabille pour enfiler la pièce en question pour se rendre compte que c’est trop petit ou trop grand. Il faut ensuite se rhabiller, sortir de la cabine et partir à la recherche d’une autre taille pour découvrir qu’il n’en reste plus. Parfois, on doit aussi décider entre une autre couleur ou une autre coupe. En retournant à la cabine, on doit attendre à nouveau notre tour parce qu’elle est occupée. Insatisfait, on finit par acheter un tout autre vêtement, différent de que ce que l’on avait prévu, simplement parce qu’on préfère ne pas répéter cette insupportable expérience dans un autre magasin. Tant pis pour le prêt-à-porter ! L’angoisse et le désagrément augmentent davantage lorsqu’il s’agit de l’achat d’un meuble, d’une voiture ou d’une maison étant donné le risque de la responsabilité financière qui les accompagne. Du moins, c’est ce que l’on me dit.
Je ne me préoccupe que rarement de l’achat d’habits anodins et jamais des autres articles mentionnés ci-dessus. Par contre, rien ne m’exaspère autant que d’acheter un stylo. Êtes-vous déjà allé dans un magasin de stylos ? Je ne parle pas d’une papeterie, mais bien d’une boutique spécialisée. Parmi des milliers d’exemplaires de plumes, il faut d’abord choisir entre un stylo bille, un stylo roller, un stylo feutre ou un stylo plume et j’ignore s’il en existe d’autres sortes. Il y a plus de 5 000 produits et marques en ligne ! Il faut connaître les avantages et les désavantages de chacun d’entre eux afin de faire un choix judicieux. S’ajoute à ça une abondance de formes et il est à noter que plusieurs ne sont pas très confortables, soit parce que le corps des plumes est trop bombé, soit parce qu’ils ont une taille ou une forme inadéquate, reposant mal entre les phalanges. Certains stylos sont munis d’un caoutchouc ou d’une éponge près de leur pointe afin d’y ajouter du confort. Quel gimmick ! Certains d’entre eux ont une forme hexagonale, qui ressemble au crayon, ou ronde, et leur diamètre peut varier. Et bien sûr on peut choisir la couleur du stylo : on hésite entre le bleu, le rouge, le jaune, le vert, le noir, l’orange, le rose, le violet, le marron, laqué noir intense, chromé, etc. Et, il en va de même pour la couleur de l’encre ! Si ce n’était pas assez, il faut également décider si on veut un stylo à bouchon ou si on en veut un avec une pointe rétractable, avec quatre pointes rétractables ou encore le stylo multifonctions. Dans le premier cas, on finit toujours par perdre le bouchon ou on le mâche jusqu’à ce qu’il disparaisse ; dans le second, les pointes finissent toujours par se coincer. Enfin, à mon humble avis, une plume n’a qu’une fonction, le restant est accessoire et souvent peu pratique.
Puis, ça devient sérieux, puisqu’il faut savoir si on veut un stylo avec de l’encre visqueuse, aqueuse ou gélifiée. Et là encore, tout dépend du montant de bavure ou d’irrégularité concernant le débit d’encre qu’on est prêt à tolérer. À moins qu’on ne veuille un stylo feutre, mais les pointes de ceux-ci sont susceptibles de sécher. Il suffit d’oublier de mettre le bouchon et ça y est, il ne marchera plus. Ne parlons surtout pas des stylos plumes ! Capricieux et salissants, ils imposent un mouvement qui nécessite un réapprentissage de l’acte même d’écrire, ce qui est malheureux, parce qu’il y a un certain charme à l’idée d’utiliser ce genre d’outil. Quant à y être, une plume et un encrier feront l’affaire. Je m’en fous si chaque instrument d’écriture a un tempérament unique lorsqu’il s’agit d’une question du flux d’encre qui en découle. Tout ce qui importe, c’est d’éviter un écoulement interrompu ou excessif. Soyons honnêtes, quand il n’y a pas assez d’encre qui coule, on se bat pour qu’il en ait plus, et quand il y en a trop, on passe des heures à se laver les mains. Et pendant tout ce temps-là, on aurait pu avoir écrit quelque chose. Mais où sont partis les bons stylos ? Tout ce que je veux, c’en est un qui a une fiabilité dans le rendu calligraphique qui produit une ligne ni trop épaisse, ni trop fine. Je pourrais considérer l’utilisation d’un crayon de plomb ou à mine rétractable, mais les deux s’effacent avec le temps. (Tiens, pourquoi ne pas alors considérer l’utilisation des crayons de couleur…? Non. Pas aujourd’hui.)
D’ailleurs, je ne vois pas comment font les gauchers. Eux qui doivent se traîner la main sur de l’encre fraîchement coulée afin de la faire voyager d’un côté de la page à l’autre. À vrai dire, avec toutes les complexités qui accompagnent l’acte d’écrire et toutes ses contraintes, je me demande comment les gens font pour écrire quoi que ce soit. Si ce n’est pas l’inspiration, c’est la motivation, ou le temps, ou encore les outils qui font défaut !
Souvent on me demande pourquoi je n’achète pas plusieurs stylos que j’aime bien, au lieu de n’en acheter que quelques-uns à la fois. C’est sûr qu’il y a une certaine logique derrière cette question et que ça pourrait éviter une panne éventuelle d’écriture. C’est justement ce que j’ai voulu faire la dernière fois que je suis allé au Luxe Stylo, mais comme ça faisait tellement longtemps que je n’y étais pas allé, le vendeur m’a indiqué que le stylo que je cherchais n’existait plus. En pointant son doigt vers les rayons des nouveautés, il m’a demandé quelle sorte de stylo je voulais. Découragé à la vue de toute la panoplie de stylos de différentes couleurs et formes, j’ai levé la main dans laquelle se trouvait mon vieux stylo en indiquant d’un hochement de tête que c’était celui-là que je voulais. Le vendeur m’a souri et m’a dit sur un ton qu’il croyait sans doute être réconfortant :
— Monsieur, à un moment donné il faut essayer un nouveau stylo. Et il n’y a pas meilleur moment qu’aujourd’hui !
Il m’a ensuite conseillé d’en acheter plusieurs à la fois pour éviter de faire face à une rupture de stock.
Il m’a montré un Montblanc ainsi que des coffrets spéciaux (avec clé USB, ou ouvre-lettres, ou montre, etc.) et le tout à des prix exorbitants. Il doit halluciner s’il croit que je peux me permettre une dépense aussi extravagante. Je refuse de payer plus de deux dollars le stylo. Après, on me dit qu’acheter en grande quantité revient à meilleur marché. C’est absurde, il s’agit de la surconsommation à mon avis. On n’a jamais besoin d’autant de stylos, du moins pas moi. Et si je n’arrivais jamais à écrire un traître mot, je ferais quoi de tous ces stylos ? Et s’il n’existe pas ce stylo parfait, ou du moins, si la plume de mes rêves ne me tombe jamais sous la main quand je suis prêt à écrire, comment arriverai-je à être un célèbre écrivain?
Nouvelle de Robert Nicolas, extraite du recueil Nouvelles orphelines,
Les Éditions du Blé, 2015